Texte de la conférence donnée par A. TOSEL pour les "Amis de la Liberté", association niçoise.3/3
Figures du métapolitique religieux. Le fantasme d’un nouvel ordre théologico-politique supplétif ?
La tentation d’un nouvel ordre théologico-politique inscrit dans la mondialisation est présente au sein des grandes religions traditionnelles qui se veulent universelles ; et elle se présente en fait comme une manipulation de sentiments religieux identitaires en faveur d’une métapolitique qui se résout immédiatement en politique. Elle se distingue en fonction du caractère majoritaire ou non des populations qui ont recours à une diction religieuse de leurs manques et de leurs déstabilisations. Le recours à l’impolitique se traduit en Occident par des prétentions que les dirigeants des Eglises émettent en se présentant comme brimées par un « laïcisme noir », comme non reconnues à leur juste valeur de gardiennes de la civilisation judéo-chrétienne érigée en cœur de la civilisation occidentale, comme empêchées par la législation de réaliser leur mission. C’est ainsi que l’église catholique demande par la voix des évêques et du pape une « laïcité blanche » ouverte et entre ainsi en collusion avec des forces politiques qui comptent sur cet appui pour être légitimées. Elles demandent de participer es qualité aux débats de société qui animent une opinion publique, droit qui ne leur a jamais été refusé dans les Etats laïcs. Si elles ont des raisons à faire valoir pour prêcher la prudence en matière d’ingégniérie biogénétique, ces raisons sont avant tout pratiques -respect de la personne-, mais elles reposent sur une conception substantialiste de l’identité humaine, sur une erreur théorique. Les campagnes contre le droit des femmes au contrôle des naissances et contre l’homoparentalité au nom de valeurs religieuses absolues se fondent sur cette erreur et peuvent déboucher sur des législations répressives qui donnent aux églises et à leurs soutiens un droit de veto injustifiable. La défense de l’école privée confessionnelle s’inscrit de même dans une tentative de privatisation et de liquidation des services publics et légitime le management capitaliste par la concurrence.
Les églises sont des entreprises elles aussi, entreprises de « salut » inscrites dans l’expansion du management capitaliste. Bien qu’elles disposent depuis longtemps de relais organisés dans les système des partis politiques, les églises se constituent en appareils privés spécifiques d’une hégémonie culturelle qui légitime indirectement le capitalisme mondialisé ; elles appellent simplement dans le meilleur des cas à sa réforme morale. Leur lutte contre le totalitarisme a surtout ciblé le communisme. Les totalitarismes fascistes ont été sinon soutenus, du moins tolérés même si les églises ont inspiré des interventions humanitaires. Le catholicisme officiel, en accord avec les secteurs les plus orthodoxes de la Réforme, se veut élément central de l’idéologie occidentale en lutte contre le terrorisme identifié à l’islamisme. Il ose se présenter comme ancêtre de la démocratie représentative alors qu’il fonctionne toujours comme une oligarchie opaque. Il entend s’approprier des valeurs qui ont été défendues d’abord et seulement par l’aile libérale de la Réforme. Le catholicisme entretient de fait au sein de la population le souvenir de la guerre sainte conduite au Moyen Âge et durant la Reconquista contre l’islam, son plus grand ennemi historique, guerre qui ne s’est achevée qu’au XVIII °siècles par la victoire des Habsbourgs contre les Ottomans. Cette attitude négative s’est reproduite lors du refus opposé à la demande faite par la TurquieLa Réforme n’a pas ici suivi son courant libéral. Cachez ce minaret que je ne saurais voir… d’adhésion à l’Union Européenne et lors des interventions les plus officielles faites pour que la référence au christianisme soit inscrite dans la constitution de l’Europe. Elle n’a pas été absente lors du dernier referendum suisse sur la construction de minarets.
On ne saurait parler, ceci dit, de retour direct de l’ordre théologico-politique, mais plutôt d’un retour supplétif répondant à une demande politique. L’Eglise catholique a appris à ne plus se vouloir souveraine au sens d’appareil régissant le pouvoir spirituel aux côtés de l’Etat régissant le temporel. Elle a su tirer des avantages de son retrait laïc dans l’impolitique d’une sphère du spirituel privée. La politique est ici celle de l’impolitique qui permet de prendre ses distances à l’égard du politique et de ses manques, de le juger et de proposer des voies de salut non directement politiques, mais non contraires à l’ordre social dominant. Elle répond ainsi à une demande plurielle qui vient de la politique hégémonique néolibérale qui lui demande aide dans la gestion des populations que cette politique produit et déstabilise. Il s’agit de rendre supportable la perte de sens de l’existence quotidienne inscrite dans la généralisation de l’insécurité existentielle mondialisée pour que soit enseignées des valeurs sécurisantes que nul en haut ne respecte mais qui sont nécessaires pour qu’en bas on supporte et on obéisse. C’est bien ce que dit le Président Sarkozy : « Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’expérience » (Allocution prononcée au Palais du Latran, Rome, 20 décembre 2007).
Cette demande politique sollicite et réactive le vieux fond du monothéisme qui ne peut complètement renoncer à la dimension théologico-politique parce qu’il est la religion vraie du seul vrai Dieu qui ne peut être qu’unique, parce qu’il ne peut concevoir son universalisme de principe que comme impliquant l’appropriation exclusive du vrai face aux autres religions, monothéistes ou non. Le monothéisme peut affirmer la filiation divine des hommes et leur condition de frères en la même humanité, mais ce principe se heurte à l’existence des autres qui ne croient pas en la vraie religion et qui contestent l’unicité du Dieu chrétien au profit de leur Dieu. L’altérité peut devenir ennemie et l’ennemi peut être diabolisé, ethnicisé aussi, déspécifié, exclu de l’humain. L’Etat offre au catholicisme la reconnaissance du label de l’unicité et l’octroi implicite d’avantages afférents à cette position en échange du soutien moral par le catholicisme de valeurs morales non définies -le bien et le mal-, mais soutenant l’Etat. Ces valeurs sont posées comme des absolus dont seul le prêtre a le monopole et la définition vraie. Ce n’est pas tant la religion qui tend à se faire politique qu’une politique qui demande à se parer à des fins politiques de l’impolitique religieux. Sur cette base il devient possible de réactiver des mécanismes identitaires -identité française, européenne, occidentale- pour rassembler des populations majoritaires en les unissant contre des étrangers jugés menaçants et de se préparer à les transformer en majorités prédatrices en faisant du marqueur religieux la marque de démarcation au delà de laquelle exclusion, violence et extermination peuvent être des recours pour consolider une société qui peut ainsi fuir la compréhension de ses déchirures et la résolution de ses violences dans ses identités imaginaires.
Le protestantisme n’a pas développé un complexe théologico-politique érigeant une Eglise transnationale au dessus de l’Etat. Il a fait de la volonté libre acceptant de donner sa foi le principe d’association de la communauté religieuse –principe de la sola fide-. Ce principe a pu se reformuler et devenir celui de l’Etat modern supposé issu d’un contrat entre ces volontés lui donnant la fonction d’assurer les conditions de leur coexistence tout en garantissant le droit de propriété privée et de libre entreprise. Avec le protestantisme l’ordre théologico-politique transcendant est non pas éliminé mais inscrit dans la société civile elle-même. Marx et Weber ont su voir ce qui fait du protestantisme la forme de religion chrétienne la plus adéquate à la mise en place du capitalisme, de la libre entreprise élargie à l’individu libre appelé à devenir en chacun de ses actes l’entrepreneur de sa vie. Sous sa forme de puritanisme le protestantisme s’est fait aussi cependant ordre théologico-politique. La nouvelle nation américaine fondée par les Pères Fondateurs s’est perçue davantage sous la forme de la nouvelle nation élue pour sauver le monde, le nouvel Israël, que sous celle du Serviteur humilié d’Isaïe se mettant au service des hommes. Le protestantisme a donné à la politique impériale des Etats-Unis son langage et a traduit leur volonté hégémonique en mission civilisatrice. Le marché, la libre entreprise, la démocratie représentative et la vraie religion forment les valeurs universelles qui justifient la guerre devenue globale depuis la présidence Busch. Plus que dans les pays de tradition catholique qui n’ont pas procédé à l’identification de la liberté intérieure et de la foi volontaire, aux Etats-Unis on accepte les diverses croyances mais on n’accepte pas que l’on puisse être un humain si on est dépourvu de religion.
La puissance rémanente de la religion s’atteste en cette identification de l’humain vraiment humain avec le religieux. La civilité est religieuse et il se constitue ainsi unifiant le pluralisme de toutes les croyances acceptées un consensus qui se pose en norme d’une religion civile de fait à la fois privée et générale à dominante pentecôtiste et puritaine. Le pluralisme qui caractérise la laïcité à l’américaine et se traduit en une multiplicité d’associations est justifié comme manifestation d’un christianisme implicite unificateur. Marx disait dans La question juive que la disparition d’un cléricalisme d’appareil central se compensait dans la constitution d’un cléricalisme intérieur. Ce n’est plus l’Etat qui se fait prêtre ; c’est chaque citoyen qui se fait prêtre tout comme le peuple américain est un peuple de prêtres. En ce sens, il serait erroné de faire de cette forme historique de laïcité un modèle d’exportation pour la France. Le « modèle « américain en définitive fait de la société un espace religieux unifié en profondeur et l’espace public est aussi espace religieux en profondeur sous le chatoiement de la pluralité des confessions et sectes. Ce peuple majoritaire ne peut se dispenser de s’ériger en norme et est tenté de prononcer le refus des autres, ceux qui ne sont religieux à la sauce américaine.
En ce point il importe de faire retour sur la distinction entre population majoritaire et minorités, entre religion majoritaire et religion minoritaire Cette distinction est une forme que la mondialisation reproduit en son chaos. Dans les pays dominants des minorités religieusement marquées occupent les fonctions les plus subalternes au sein de la division du travail et sont précarisées à l’extrême. Ces marques de précarité sont souvent liées à des marqueurs religieux qui sont stigmatisés. Ces minorités sont produites par des fonctions de classement ou plutôt de déclassement. Ces minorités apeurées et insécurisées recourent paradoxalement pour se protéger à ces identifications stigmatisantes qu’elles retournent contre les « autres » et elles s’organisent autour d’elles pour se constituer en « nous » opposés à « eux ». Elles se forment en communautés au sein de la société politique pour se protéger et se donner une institution de solidarité qui est exclusive souvent. Mais cet exclusivisme est réactif ; il répond à l’exclusivisme de la majorité qui trouve en cette communautarisation de nouvelles raisons de peur. La majorité peut alors être tentée de passer à l’acte de prédation (refus des populations immigrées, chasse à l’homme comme en Italie du sud, soutien à es législations discriminatoires). Le marqueur religieux le plus important est pour des raisons historiques celui de l’appartenance à l’Islam. Pour les populations minoritaires ce marqueur est celui de leur volonté de reconnaissance et de dignité, mais il ne peut être séparé des luttes pour la défense de la force de travail et de ses droits, pour la reconnaissance de la dignité. Les communautés réactives sont tentées de concentrer autour de l’appartenance religieuse l’essentiel de ces droits et requêtes et d’en faire l’emblème de leur résistance. La tentation d’interpréter les conflits de la misère, de l’exploitation et de la domination en terme de choc des civilisations religieusement marquées s’enracine aussi dans cette résistance des minorités et dans la peur qu’elles inspirent. Cette peur empêche les couches les plus exploitées et dominées de la majorité de comprendre les raisons adéquates de leur insécurité existentielle et d’engager des politiques d’alliances avec les mêmes couches au sein des populations minoritaires.
A l’intégrisme puritain des protestants évangéliques états-uniens qui soutiennent une politique impériale américaine agressive et qui s’accrochent au thème de la guerre préventive infinie -que doit mener la nation élue par Dieu pour faire régner la civilisation occidentale -s’oppose l’islamisme radical qui dénonce l’humiliation, l’inégalité et la pauvreté entretenues par l’Occident et prêche la djihad. Cet islamisme ne représente pas la réalité complexe des milliards de musulmans et la totalité des pays à dominante musulmane ; il n’est pas compris à partir ce qui rend sa réaction communautaire légitime sans que pour autant cette reconnaissance signifie accord sur ses finalités et ses stratégies « théologico-politiques ». Cette incompréhension interdit de développer de manière adéquate à son encontre la critique que mérite toute religion, surtout monothéiste, qui impose sa vérité et ne reconnaît pas de religion vraie autre qu’elle-même. Cette critique théorique n’a pas à épargner l’islam, elle est le meilleur des Lumières. Elle se lie sans contradiction à la reconnaissance du droit des sociétés musulmanes à être respectées en tant que sociétés, à sortir de la misère et du despotisme ; elle implique la défense des droits civils et civiques des populations de confession musulmane qui constitue une partie considérable des travailleurs les plus exploités et les plus précaires des sociétés occidentales. De ce point de vue, Il est vain d’opposer un islam modéré et un islam radical, si la modération signifie soumission à l’exploitation et à la stigmatisation, ces effets actuels de la colonisation que le christianisme a peut-être cherché à adoucir mais dont il a fait néanmoins une mission religieuse.
Sur la crise religieuse et politique de l’Islam
La reformulation d’un ordre théologico-politique supplétif fonctionnellement adapté aux formes de l’hégémonie des puissances impériales rend compte de la situation des pays occidentaux. Mais de fait elle coexiste avec des propositions d’un ordre théologico-politique constitutif, semble-t-il, dans le cas de sociétés islamiques se voulant directement fondée sur la loi religieuse et faisant des dignitaires religieux des autorités politiques comme c’est le cas en Iran. La crise fondamentaliste de l’Islam n’est pas purement religieuse néanmoins ; elle est socio-politique. Mais comme le remarque avec justesse Georges Corm, ce qui l’emporte est la crise politique et l’usage politique de la crise religieuse. La crise religieuse en sa spécificité fournit une diction à la crise politique quand celle-ci ne peut se formuler selon son propre langage. La crise est celle d’Etats incapables d’intégrer des populations insécurisées et divisées, soumis à l’impitoyable concurrence internationale. Mais elle ne prend pas nécessairement partout la forme du fondamentalisme. Elle peut la prendre dans le cas de puissances candidates à une fonction subimpériale au sein de la mondialisation. Ces puissances disposant de moyens économiques réels (pétrole entre autres) sont soumises à un contrôle géopolitique par les puissances pleinement impériales (Etats-Unis en tête) qui leur refusent l’accès à une dimension subimpériale. Cette entreprise impérialiste a réussi pour l’instant dans le cas de l’Irak voué à la fragmentation et au chaos. A quel prix cependant ! Elle se heurte, en effet, à la résistance de l’Iran et aux assauts des talibans en Afghanistan. Le cas de l’Indonésie est différent dans la mesure où classes dirigeantes de cet Etat acceptent le compromis pro-occidental mais doivent faire face à une contestation islamiste alors que le pays est numériquement celui qui abtite le plus grand nombre de musulmans et qu’en leur majorité ceux-ci ne sont pas fondamentalistes. C’est de toute manière la condition sociale des masses qui est le terreau d’un fondamentalisme devenu souvent le seul langage de la révolte et de la demande de justice sociale.
Le fondamentalisme ainsi se manifeste de même en des pays musulmans inscrits dans les réseaux transnationaux et alliées des puissances occidentales. Les directions de ces pays sont particulièrement cyniques et exploiteuses. Face à des populations souvent sans ressources et sans travail, elles se comportent en oligarchies cupides et cyniques. Elles tentent de jouer la carte de l’islam pour ne pas se laisser concurrences par les rivaux islamistes radicaux de l’intérieur. L’islamisme radical, en effet, peut devenir le recours non pas tant parce qu’il prêche Allah, mais parce que cet Allah est celui qui est lié à des pratiques de secours, d’assistance, de charité entretenues par les groupes et partis islamistes, leurs sociétés culturelles, leurs hôpitaux, et leurs banques.
Le recours au fondamentalisme n’est pas un destin comme le véhicule la théorie du choc des civilisations. Il ne faut pas oublier que le fondamentalisme a d’abord été soutenu par les puissances impériales dans la mesure où il était un recours contre les tentatives de nationalisme républicain laïc à base sociale (c’est l’élimination de Mossadegh en Iran coupable d’avoir voulu nationaliser les compagnies de pétrole) ou contre les essais de socialisme dans l’Egypte laïque de Nasser ou dans l’Indonésie de Soekarno. Il n’est pas d’autre part majoritaire dans le monde musulman où existent des forces laïques et rationalistes. Mais celles-ci n’ont de chance de réussite que si elles parviennent à prendre en charge les immenses problèmes de la misère, de la pauvreté, et donc à développer un laïcisme social capable de transformer le terreau qui sert de base à ce que le fondamentalisme contient de revendication légitime. De toute manière, l’impolitique islamique ne connaît pas le figure institutionnelle d’une église structurée, avec sa hiérarchie. L’islam comprend tout à la fois une communauté de croyants, l’oumma, qui réunit par delà les frontières tous ses membres et une pluralité de structures politiques différentes qui peuvent connaître des formes de laïcité (Turquie) aussi bien que des semi théocraties. Là où la loi coranique est érigée en référence politique et où le pouvoir politique doit en être le gardien, les situations peuvent varier. L’islam est loin d’être religieusement unifié avec ses oppositions internes entre chiites, sunnites. Jusqu’à ces derniers temps l’islam s’est accommodé de la présence d’autres religions comme le christianisme mais aussi du judaïsme qu’il a infiniment moins persécuté que la chrétienté.
Le fondamentalisme trouve ses conditions de possibilité dans l’échec des autres formes de résistance à une longue condition historique d’humiliation, dont les causes sont économiques, politiques, culturelles. Les masses populaires risquent d’être rejetées vers l’islam qui prend en charge et l’exigence politique d’indépendance face aux puissances ex-coloniales et les requêtes impolitiques de communauté. Il a puisé sa force dans le refus du double jeu de nombreux pouvoirs politiques internes qui déclaraient leur opposition aux puissances occidentales dominantes et ne cessaient de passer des compromis avec ces mêmes puissances, de s’enrichir au détriment des masses de pauvres exclus des richesses. On ne peut pas oublier que la réaction populaire est objectivement fondée même si elle est d’abord condamnée à un repli identitaire qui se dit dans l’impolitique politisable de la communauté des croyants. Il y a place pour d’autres formes d’islam autocritiques et des formes laïques de pensée qui peuvent faire pièce à la double islamisation politique menée en concurrence par les dirigeants islamistes fondamentalistes et les forces politiques qui jouent jusqu’à un certain point la carte islamique.
Du judaïsme et du fondamentalisme sioniste
Le retour du religieux trouve son point douloureux dans la question palestinienne et son interprétation dans le cadre du sionisme. Le judaïsme proprement dit est bien un monothéisme, mais à la différence des monothéismes chrétien et musulman, il n’a pas été expansif et conquérant. La prétention de détenir le monopole du vrai Dieu s’est limitée au seul ensemble des tribus des hébreux et a refusé toute idée de mission impériale. Après la chute de Jérusalem détruite par les Romains en 70, le peuple juif a été condamné à une diaspora qui l’a conduit à se préserver de toute contamination par les religions alors en concurrence avec lui, donc tout d’abord par le christianisme. Il s’est uni autour de sa religion, privée désormais de territoire, mais condensée en ses textes et commentaires. On connaît les ravages du premier antisémitisme religieux qui, a accompagné cette histoire. On connaît la transformation de cet antisémitisme en antisémitisme raciste moderne devenu génocidaire. Il a pu paraître que cette tragique histoire ait trouvé son terme dans la création de l’Etat d’Israël, après la Schoah et avec l’accord de toutes les puissances politiques, après la première guerre d’élimination des palestiniens Si cet Etat est bien sous certains aspects une démocratie dynamique pleinement intégrée dans le monde occidental, il demeure qu’il s’est créé non pas sur des bases laïques mais sur des bases théologico-politiques. C’est l’Etat des seuls juifs et il ne peut faire abstraction de sa référence aux textes bibliques interprétés de manière littéraliste. Israël s’est fondé en menant une guerre d’occupation contre les habitants de la terre de Palestine qui étaient arabes et musulmans. Tout s’est passé comme si un peuple sans terre s’emparait d’une terre sans peuple. Il s’est ensuivi la guerre et le calvaire du peuple palestinien.
Cette guerre est justifiée en Israël par un courant fondamentalisme qui est explicitement théologico-politique et pratique l’usage politique de l’impolitique. Le drame des palestiniens fait apparaître les limites de l’idée sioniste qui s’incarne dans une étrange entité politique qui se veut à la fois laïque et théologique. Le maintien de cette situation contraire à tout droit est une écharde plantée au sein de ce qui se présente comme la vraie civilisation, la civilisation occidentale. Le soutien occidental au sionisme a contribué à disqualifier l’antisémitisme moderne raciste et génocidaire, et c’est heureux. Mais cette disqualification s’est accompagnée d’une accusation d’antisémitisme adressée à toutes les formes de combat menées par les palestiniens et leurs amis afin de recouvrer leur droit. Désormais le concept de civilisation occidentale unit pour la première fois des éléments que l’histoire a souvent séparés : aux éléments grec, romain chrétien, libéral s’est ajouté l’élément juif, ce qui se comprend ; mais celui-ci en fait est là pour supporter et intégrer l’élément sioniste. Cet ensemble ne trouve plus son unité dans une opposition à la civilisation orientale dans laquelle la religion juive avait longtemps été rejetée pour y être dévaluée (Gobineau, Renan ont précédé les nationalistes antisémites en cette disqualification). La civilisation occidentale est condensée en un conglomérat judaïco-greco-romano-christiano-libéral-sioniste et elle s’unifie contre la civilisation islamique. L’élément religieux judéo-chrétien est désormais posé comme critère civilisationnel décisif au mépris de l’histoire réelle. De fait le ciment actuel de cette idéologie de la civilisation occidentale est négatif et polémique au sens fort. C’est l’anti-islamisme et celui-ci ne frappe pas seulement le fondamentalisme islamiste, mais la totalité de l’Islam. Cet anti-islamisme se développe selon une pente potentiellement meurtrière comme théorie et pratique de l’islamophobie. Erronée en sa thèse qui se donne un concept de civilisation hétéroclite unifié seulement par la prédominance de la catégorie de religion, la thèse du choc des civilisations, risque de trouver une vérité en tant que prophétie qui s’autoréalise. Tout comme la thèse du conflit des nations et des empires dissimulait et réalisait en 1914 par delà les nécessaires combats émancipateurs la violence du capitalisme de la seconde période de la mondialisation, celle du choc des civilisations dissimule et réalise aujourd’hui la violence propre au capitalisme de la troisième période de la mondialisation et empêche de comprendre notre condition historique et de mener les luttes émancipatrices anciennes et d’en inaugurer de nouvelles.
L’impolitique en période de mondialisation risque donc de se traduire en une métapolitique de guerre et de violence qui dit et masque les conflits de cette mondialisation. Cette guerre et cette violence ont un lien ancien au monothéisme dont il faut penser la forme nouvelle : l’idée d’un Dieu unique se choisissant un peuple élu, porte un universalisme exclusif, ennemi de tous ceux qui ne le reconnaissent pas, militant d’une unification de l’humanité étrangère à la reconnaissance de la pluralité. Ce Dieu du monothéisme hante toutes les politiques qui veulent nier cette pluralité et imposer une hégémonie impériale. Aujourd’hui où apparaissent des candidats impériaux aux limites de l’empire états-unien –Chine, Inde- le conflit de ces Uns exclusifs n’en assure aucun de la victoire. Mais cette situation réalise la victoire présente de l’Un de l’impératif systémique capitaliste et de sa démiurgie de production par la destruction.
Une autre figure de l’impolitique religieux, le marché des nouvelles spiritualités et le réenchantement managérial du monde
Nous avons beaucoup consacré d’espace à l’analyse des formes nouvelles du théologico-politique. Trop peut-être. Il ne faut pas négliger en coexistence avec ces formes l’apparition d’une religiosité nouvelle qui est celle de la croyance pour la croyance. Elle se manifeste en tant qu’insatisfaction des individus privés face aux religions universelles et elle s’enracine dans le souci de conjurer les peurs et les insécurités de la vie quotidienne par temps de capitalisme liquide. Les anciennes croyances sont stagnantes à l‘exception de l’islam et de l’évangélisme, seuls à connaître une expansion. Naît une forme de religiosité qui cache en fait une forme d’indifférentisme religieux sous l’apparence de son contraire. Les individus insécurisés sont en proie aux exigences de la consommation et exigent une vie individuelle réussie selon les critères, du nouveau management. Se fondent des entreprises de salut hors religions classiques. S’opère un processus d’éclatement et de privatisation des croyances, voués à des formes d’expression bricolées et syncrétiques. En Occident, c’est l’effondrement organisé de l’Etat social qui est le présupposé de cette transformation qui ne peut en aucune manière être considérée comme invention d’une nouvelle religion. Il s’agit plutôt pour des individus désorientés et inquiets pour leur devenir de réenchanter un monde de plus difficile à vivre et destructeur de sécurité. Ainsi se développent les ressources de la crédulité et se marque une régression du seuil de l’intelligence critique. Le paradoxe de cette religiosité vague est qu’elle tient parce qu’elle prend appui sur la nouvelle norme entrepreneuriale : procéder à la gestion de sa vie au meilleur coût, devenir le manager spirituel de soi-même. Le sociologue Frédéric Lenoir a pu montrer que c’est le malaise diffus et multiforme éprouvé dans nos modes d’existence qui entraîne une critique confuse de la modernité et oriente vers des voies de salut individuel dans un super marché de la croyance extrêmement labile. Ce marché peut se coaguler autour de la formation de groupes indépendants organisés comme des entreprises fonctionnant à l’automanagement des consciences sous la férule de directeurs souvent despotiques et cupides.
On ne peut ici que procéder à un repérage grossier. Sous cette rubrique éclatée, et accompagnée en arrière-fond par la fascination exercée par les sagesses de l’orient décontextualisées et justifiées par la revendication du souci de soi, ou peut ranger diverses formes de bricolage d’une religiosité sans religion : le courant occidental de l’ésotérisme initiatique qui a du moins pour lui une consistance doctrinale ancienne et une éthique définie (néoplatonisme, kabbale, ordres et chevaleries), le courant de l’occultisme et de l’alchimie, de la théosophie, l’astrologie et l’angélologie, la pensée magique , le néo-satanisme, le néo-somatisme médical, le New Age et son instrumentation technologique. Tous ces courants divers partagent des éléments communs et s’orientent politiquement souvent sur l’exaltation de nouvelles hiérarchies. S’ils remettent en cause la modernité, dans l’ensemble, ils acceptent souvent le culte de l’individuation par la réussite et adhèrent avec passion au mode de vie capitaliste qui pourtant les inquiète. Tous récusent la capacité du politique à changer quoi que ce soit et comptent sur la conversion spirituelle de l’individu qui doit trouver pour s’épanouir de bonnes communautés de vie impolitiques, donc inconscientes de la politique qu’elles pourraient suivre.
Frédéric Lenoir a tenté de fixer les éléments communs qui caractérisent cette religiosité flottante, cette nouvelle spiritualité bricolée. Cette spiritualit,é si le mot peut être utilisé, constitue une sorte de technologie d’adaptation aux transformations culturelles en cours. En sa généralité elle relève de la crédulité et renonce à tout exercice de la raison, elle survalorise l’intuition, l’émotion. Elle est souvent équivoque sur le plan politique. Si elle ne justifie pas toujours l’appel à des chevaleries salvatrices, elle est indifférente à la question de la démocratie et admet la hiérarchie sociale comme mode d’organisation sur la base du rapport entre maître et disciple. Elle n’est pas indifférente à la puissance financière du groupe et à son insertion dans les circuits capitalistes (secte Moon, scientologie). Elle dit se centrer sur l’épanouissement de l’individu ; mais elle cherche cet accomplissement souvent dans des relations de dépendance acritique et d’appartenance fusionnelle au groupe qui impose ses normes comme sacrées. Elle mobilise l’idéologie du libre choix individuel mais celle-ci se renverse en obéissance souvent aveugle au chef charismatique. Elle est sensible et intolérante à toute déviance qui est déviation sanctionnée par le retrait de l’amour qu’effectue la communauté. Frédéric Lenoir propose de mieux spécifier ces traits en les répartissant sur trois déplacements qui sont autant d éléments d’une conception du monde plastique où le divin devient enchanteur sous la triple forme d’une théologie négative, d’une anthropologie négative, d’une cosmologie négative.
Le premier déplacement conduit du Dieu personnel au divin impersonnel pensé comme énergie spirituelle pure qui est présente partout et en même temps dans le monde et en tous les hommes tout en demeurant en retrait dans sa réserve de puissance inépuisable. Se trouve mimée une nouvelle théologie négative. L’essence divine n’est plus une personne ; elle est un Soi anonyme que l’on peut énoncer comme un point de référence de tous les langages, en quoi on peut trouver un réconfort et puissance en se reliant à son énergie par de nouvelles pratiques ou ascèses corporelles et mentales.
Le second déplacement conduit du divin en soi au divin en nous. Les religions traditionnelles sont critiquées parce qu’elle interdisent une relation intime et directe à ce divin qui s’expérimente dans la conversion de l’âme. Il en suit une renaissance du sujet dans sa fusion avec le Soi impersonnel dans un au-delà de l’être. La méditation qui fait le vide en soi, le silence, la prière répétée, des exercices corporels (yoga, arts martiaux ritualisés, épreuves de résistance) autant de techniques qui sont supposées libérer une nouvelle puissance d’agir et de penser individuelle. Se forme une nouvelle anthropologie, négative, qui partie de la négation du sujet de l’utilitarisme peut renforcer ce dernier en un sujet plus riche, plus entreprenant, capable de l’effort de dépassement, un sujet d’un management mystique qui peut affronter tous les aléas du sort, toutes les contingences de la vie historique.
Le troisième déplacement fait succéder au Dieu lointain dans sa distance d’avec le monde un Dieu qui est l’Âme du monde et ainsi se forme une cosmologie négative inédite. S’opère la critique de la conception mécanique supposée régir la nature selon des lois intelligibles et réapparaît la nature pleine de signes et de symboles du romantisme avec laquelle il faut communiquer. L’écologie devient écosophie, une forme de cosmologie enchantée adorant une nature qui est une âme supérieure. Les esprits humains peuvent et doivent s’articuler à ce monde en devenant capables à la limite de se faire extra-terrestres. Le nouveau divin, le nouveau monde préparent un nouvel humain, une nouvelle humanité capable de maîtriser se nouvelles possibilités technologiques.
Il faudrait des analyses différenciées pour examiner quelles politiques et quelle économie se disent en ce qui ne peut pas être stricto sensu une nouvelle religion, mais plutôt un témoin des limites des religions universelles. Cette religiosité folklorisée tend à suppléer la concurrence hégémonique entre ces religions en se constituant en super-marché des croyances permettant de supporter la déréliction. Durkheim avait vu juste. Notre société ne peut se faire coïncider avec Dieu ; et les dieux qui l’habitent encore lui renvoient ses béances. Leur retour ne signifie pas une pacification des rapports humains ni une fin de la crédulité aveugle. Une nouvelle critique de la religion à l’époque de la mondialisation est une tâche encore ouverte. Les formes nouvelles attestent que nous ne sommes pas sortis du besoin de croire même si les sociétés globalement religieuses n’existent plus.
Cette critique concernerait donc des sociétés devenues en Occident tout au moins non globalement religieuses. Résumons. Les religions se disposent dans un espace qui s’oriente sur deux pôles. Le premier pôle est celui d’une tentative politiquement induite prenant la forme apparente d’une restauration théologico-politique. Le second pôle est celui d’une folklorisation de la religion. Le revival religieux demeure une métaphore du refoulé et du non accompli dans nos sociétés. Les religions deviennent à la fois le reste d’un passé et le repère d’autres choses à interpréter et à comprendre. Gageons que ce qui est à comprendre est la possibilité d’un bien commun à partager dans la pluralité pour faire que ce qui n’est pas un monde pour tous devienne un monde en commun. La critique impose de toute manière une exigence minimale : refuser toute crédulité et ne pas accorder que le vécu avec ses inquiétudes, ses revendications, ses passions communautaires, son refoulé et son espoir, soit lisible dans une simple réflexion sur ses évidences. Les expériences qui sont censées justifier ce vécu peuvent paradoxalement témoigner d’un travail de la déraison si elles ne font pas l’objet d’une interrogation raisonnée, socialement et historiquement informée. Il ne suffit pas de vivre une expérience comme spirituelle, de revendiquer une spiritualité pour éviter qu’elles ne soient participation secrète au chaos du monde et complicité inconsciente avec son non sens actuel et ses violences présentes.
André Tosel
Bibliographie utilisée
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Durkheim Emile, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Presses Universitaires de France, 1992.
Lenoir Frédéric, Les métamorphoses de Dieu, paris, Plon, 2005.
André Tosel est philosophe à l'université de Nice.Il a enseigné la philosophie politique et la philosophie de l’histoire à l’Université de Nice. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur la philosophie marxiste (Marx, Gramsci, Lukacs) et, plus récemment, d’une série d’articles sur la mondialisation et ses conséquences.
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